J’ai terminé l’écriture de ma romance fantasy.
Avant cela, j’ai passé quatre ans sans réussir à rien finir, hormis une nouvelle que je me suis forcée à écrire (et qui est depuis restée dans mes tiroirs, car le résultat ne me plaît pas). Honnêtement, j’en suis venue à parler de « magie » pour désigner ma créativité, tant elle me paraît capricieuse, incompréhensible, incontrôlable. Quand j’ai vaincu mon blocage en novembre dernier, je n’aurais pas su te dire pourquoi ni comment.
Et je ne te cache pas que c’est frustrant. Quand on espère faire carrière en tant qu’écrivaine, le fait que notre aptitude à écrire puisse disparaître du jour au lendemain, sans crier gare, sans raison apparente, et ne pas revenir avant des années, ça a de quoi angoisser. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, pendant longtemps, je n’ai pas assumé de vouloir devenir écrivaine.
Tu me diras peut-être que ce n’est pas grave. Que toutes les personnes qui aiment écrire ou raconter des histoires n’ont pas à le faire professionnellement, qu’on peut aussi se contenter d’écrire quand l’inspiration nous prend, et ne pas se mettre la pression quand elle n’est pas au rendez-vous. Voir l’écriture comme un passe-temps, en somme.
En réalité, c’est bel et bien ce que j’ai fait pendant la majeure partie de ma vie. Ça ne fait que cinq ans environ que je traite l’écriture comme une activité professionnelle, à laquelle j’alloue notamment du temps de travail, et vis-à-vis de laquelle je dresse des plans et me fixe des échéances. Tu me diras que ça n’a pas vraiment marché non plus, et je vais justement y revenir… Mais voici d’abord deux raisons pour lesquelles l’écriture en amatrice ne me convient pas, et devoir y revenir me fendrait le cœur :
La première est matérielle. Je n’arrive pas à écrire en marge d’une autre activité principale. J’ai essayé lorsque j’étais étudiante, j’ai essayé lorsque je travaillais un 40 heures/semaine alimentaire à Varsovie, j’ai essayé lorsque je travaillais un temps partiel flexible à mon compte… C’était très, très difficile pour moi de trouver le temps et l’énergie d’écrire. Soit je n’arrivais à écrire que l’été. Soit je devais sacrifier complètement ma vie sociale. Et encore, à l’époque, j’étais célibataire et sans enfant, ce qui n’est plus mon cas aujourd’hui. Après que mon fils est né, j’ai passé plus de deux ans sans même toucher à un seul manuscrit.
C’était le serpent qui se mordait la queue : je n’osais pas me consacrer à l’écriture tant que je ne m’étais pas prouvé que j’étais capable de finir un bon manuscrit, mais, si je n’étais pas capable de finir un bon manuscrit, c’était au moins en partie parce que je ne pouvais pas me consacrer à l’écriture. Et cela s’est avéré lorsque j’ai enfin arrêté mon autre activité principale : entre fin 2016 et fin 2017, j’ai réussi à terminer deux manuscrits de romans.
Du reste, le fait est que j’ai énormément de mal à trouver le temps et l’énergie pour le moindre passe-temps. Ces dernières années, j’ai essayé de me remettre à plusieurs pratiques créatives (le tricot, le dessin) et à plusieurs sports (le badminton, le jiu jitsu), et je n’y arrive tout simplement pas. Il n’y a que la lecture qui résiste, et le fait que ce soit lié à mon travail (autant d’éditrice que d’écrivaine) n’y est sans doute pas pour rien.
Et la deuxième raison, c’est tout bêtement que j’aime écrire. Je n’aime pas ne pas écrire. Alors, non, l’idée de me résigner à écrire « quand je peux », soit dans les interstices presque inexistants d’un quotidien dévoué à autre chose, ne me satisfait pas.
Cependant, le fait de me dire écrivaine, de ne pas avoir d’autre source conséquente de revenus, et de ne pas réussir à terminer un manuscrit pendant quatre ans… ne me satisfait évidemment pas non plus. Alors, en 2020, j’ai pris une décision concernant la partie matérielle-financière du problème : j’ai décidé de refaire de l’édition… mais à mi-temps. Je ne voulais pas que ça reprenne le contrôle de ma vie comme entre 2013 et 2016. Cette fois, sachant beaucoup mieux dans quoi je mettais les pieds, j’allais faire en sorte de garder du temps pour l’écriture.
Pour l’instant, je suis toujours alignée avec cette décision. Ce n’est pas tous les jours facile de jongler entre plusieurs activités et plusieurs projets, mais, d’un point de vue matériel, ça reste à mes yeux le meilleur compromis pour m’enlever un peu de pression vis-à-vis de l’écriture, tout en conservant la marge dont j’ai besoin pour continuer à écrire. Et le fait d’avoir réussi à terminer un premier jet le prouve, je crois.
En revanche, cette décision n’a pas, à l’époque, résolu mon blocage d’écriture. Or, ne pas réussir à écrire, quelle qu’en soit finalement la raison (par manque de temps, d’énergie, ou d’inspiration/de « magie »), c’est cela, la vraie souffrance, le vrai problème. Le temps que j’accorde à l’écriture dans ma vie, je peux ultimement le contrôler. Mais à quoi bon si j’ai aussi besoin de la magie, et que la magie, elle, je ne peux pas la contrôler?
Et je peux te dire que, pendant quatre ans, j’ai tout essayé pour la contrôler. Rien n’a marché. Puis, l’autre jour, j’écoutais Becca Syme, la fondatrice de la Better-Faster Academy (que j’ai découverte via des discussions d’autrices indé anglophones sur Twitter). Et, soudain, j’ai commencé à voir des motifs, des processus émerger dans ma pratique d’écriture. Il faut dire que j’écris depuis maintenant 25 ans, et que je fais un gros travail d’observation, de réflexion et d’expérimentation autour de mon « fonctionnement » depuis un an et demi. Mais, jusqu’à présent, ma seule conclusion solide ressemblait plutôt à un constat d’échec : il m’est impossible de contrôler cette « magie » qui me permet d’écrire.
Contrôler, sans doute… Mais si je pouvais au moins la comprendre, et la prédire dans une certaine mesure, est-ce que ce ne serait pas déjà immense, et peut-être suffisant pour bâtir une carrière autour?
Becca Syme parle d’écriture intuitive et des écrivains intuitifs, en étant une elle-même. Les écrivains dits « pantsers » ou jardiniers sont à priori intuitifs, tandis que les vrais architectes ont tendance à ne pas l’être. Cependant, la majorité des écrivain-es se situeraient entre ces deux pôles (d’où leur pertinence limitée en tant que catégories), et on peut donc tout à fait avoir besoin de planifier certains éléments à l’avance, et écrire malgré tout de façon essentiellement intuitive. S’il t’est déjà arrivé d’être bloqué-e parce que tu avais trop travaillé ton plan ou trop réfléchi à tes intentions, il y a des chances pour que tu sois un-e écrivain-e intuitif-ve.
Dans le livre Dear Writer, Are You Intuitive? co-écrit par Becca Syme et Susan Bischoff, cette dernière utilise aussi le terme de « magie » pour décrire son processus créatif. Incroyable! Ce n’est pourtant pas une métaphore si singulière, mais on dirait que personne n’ose en parler ainsi. On nous a tellement prêché que, si on voulait prendre l’écriture au sérieux et être pris-es au sérieux en tant qu’écrivain-es, il fallait faire le travail, se mettre à l’ouvrage, vaincre la résistance, le cul sur la chaise et les doigts sur le clavier, etc.
Les attitudes et conseils de ce genre sont tellement omniprésents que, même s’ils ne m’ont jamais parlé, je ne me sentais pas légitime à les rejeter en bloc, sans les avoir essayés. Vraiment essayés. Essayés suffisamment longtemps. Essayés en combinaison avec d’autres tactiques, etc. Je me rends compte aujourd’hui de tout le temps que j’ai perdu à tester des processus qui n’étaient pas faits pour moi, mais aussi à la confiance en moi que j’ai perdue en m’infligeant tous ces échecs courus d’avance.
Ça fait 25 ans que j’écris, alors, oui, j’ai une certaine idée de la façon dont j’écris, de ce qui fonctionne ou pas pour moi, de ce qui m’aide ou me bloque. Seulement, d’une part, c’était difficile à systématiser tant que mon obstacle principal était matériel (manque de temps et/ou d’énergie). C’est le problème de la variable confondante. D’autre part, je plaide coupable : l’écriture intuitive se ressent tellement comme une forme de magie que j’avais instinctivement du mal à m’imaginer pouvoir l’analyser rationnellement.
En passant, c’est aussi ce qui explique l’absence de processus d’écriture intuitifs dans les cours, méthodes et conseils d’écriture. L’écriture intuitive est par essence subjective, en grande partie inconsciente, et ne peut donc pas s’enseigner, se transmettre de la même façon qu’un processus non-intuitif. Par conséquent, même si je reconnaissais la partie intuitive de mon écriture — puisque je la vivais —, je la considérais comme un stade non mature de mon évolution d’écrivaine, quelque chose que je devais dépasser, contrebalancer, contrôler. Alors que j’aurais mieux fait d’essayer de la comprendre, de l’accepter… en somme, de suivre mon intuition!
Mon bilan en tant que tel est au fond de peu d’importance (pour toi, pas pour moi), puisqu’il est éminemment personnel. Mais on ne sait jamais, il pourrait t’inspirer. En tout cas, il te donnera des exemples concrets de ces fameuses vérités (vérités en ce qui me concerne, et non vérités absolues ou générales) que j’aurais dû accepter il y a des années, plutôt que de les remettre sans cesse en question.
1. J’ai besoin d’écrire de façon linéaire, parce que ce qui suit dépend de ce que j’ai écrit avant. Pas juste de ce qui s’est passé en termes objectifs (et qui peut être décrit dans un plan), mais de la façon dont je l’ai écrite, et notamment des émotions et intentions des personnages, que je n’arrive à réellement saisir qu’en écrivant une version stable du manuscrit. Toutefois, il m’est possible de laisser des trous, voire de sauter quelques scènes, si ceux-ci ne contiennent pas d’information cruciale pour l’évolution interne de mes protagonistes.
2. L’évolution interne de mes protagonistes est ce que Becca Syme appelle les « coordonnées ». C’est l’information dont une écrivaine intuitive a besoin pour pouvoir écrire. Pour les plus pantsers d’entre nous, ce ne sera presque rien, juste une idée, un concept. Pour ma part, j’ai besoin de connaître l’évolution de mes protagonistes du début à la fin. Si celle-ci cesse d’être claire ou d’avoir du sens à mes yeux, cela me bloque immédiatement. Je préfère aussi avoir une certaine idée des principaux évènements de l’intrigue (ou, en tout cas, du type d’évènement qui doit arriver à différents tournants de l’intrigue), mais « ce qui se passe » objectivement dans l’histoire est beaucoup plus facile à improviser pour moi. Inversement, ça peut me bloquer si je ne m’autorise pas suffisamment à improviser à cet égard.
3. Ça signifie que, si je suis bloquée, la solution n’est pas de me demander : qu’est-ce qui pourrait se passer ici pour que ce soit plus intéressant? Mais : qu’est-ce que mes protagonistes ont besoin de comprendre ou de vivre ici pour pouvoir arriver à l’étape suivante de leur évolution interne?
4. Si j’ai écrit une scène qui me mène à une impasse, et notamment où j’ai le sentiment de ne pas avoir respecté la vérité interne de mes protagonistes, j’ai besoin de la réécrire à partir de zéro avant d’écrire la suite.
5. Je suis incapable de respecter des échéances (ou peut-être de me fixer des échéances que je suis capable de tenir?). Je suis plus productive quand je participe à des défis. Mais me mettre au défi de respecter une échéance, bizarrement, ça ne marche pas! Un défi ne peut pas être trop long et doit contenir, au moins implicitement, une consigne quotidienne claire.
6. L’idée même d’un « premier jet » ne me parle pas, parce que je n’écris pas de cette façon. Il n’y a aucune étape de mon processus qui correspond vraiment à cette définition. Mon premier travail a lieu dans ma tête, puis sur papier, mais ce que j’y fais n’est pas un « jet », en tout cas pas forcément. Ça peut être rapproché d’un brouillon d’exploration ou d’un aide-mémoire. La première vraie version de mon manuscrit, c’est celle que je tape à l’ordinateur, mais, à ce stade, elle a déjà été retravaillée… Il n’y en a juste pas forcément de trace concrète, parce que j’écris et réécris beaucoup dans ma tête. Alors, oui, on peut réécrire une page blanche. La preuve : je le fais tout le temps. (Et merci à Becca Syme de m’avoir donné le courage de le revendiquer.)
7. Si je m’installe devant l’ordinateur en n’ayant pas suffisamment travaillé en amont ce que je suis censée écrire, que ce soit dans ma tête ou sur mon brouillon, je vais procrastiner. Ce n’est pas un risque, c’est une certitude.
8. J’ai du mal à écrire dans ma tête si d’autres choses me préoccupent ou stimulent mon cerveau au même moment. Dans ce cas, il vaut mieux essayer directement le brouillon sur papier, car ça m’aide à poser mon attention.
9. J’ai besoin d’écrire le matin, avant de consulter mes emails, mes serveurs Discord ou le moindre réseau social.
10. Enfin, je sais que j’en ai déjà beaucoup parlé, mais… le temps et l’énergie. Je dois en particulier arrêter de m’attendre à en avoir assez : le soir après 22 heures, quand je suis debout à m’activer depuis 7 heures du matin, ou quand je travaille sur un gros projet avec une échéance externe (par exemple la correction d’un roman).
En conclusion, juste pour que ce soit clair : tu peux parfaitement être intuitif-ve et écrire d’une façon très différente de la mienne. L’intuition n’est qu’un seul aspect de notre fonctionnement. Si tu comprends l’anglais et que le sujet t’intéresse, je t’invite à écouter la série de Becca Syme sur les écrivains intuitifs : la playlist sur YouTube.
Et toi, qu’est-ce que tout ça t’inspire? As-tu plutôt l’impression d’être guidé-e par ton intuition lorsque tu écris, ou bien de suivre un processus objectif?